Faites la rencontre de Frédéric Bau, l’explorateur pâtissier de la maison Valrhona, fer de lance de la « gourmandise raisonnée » 

Pour raconter quelqu’un, ce sont généralement ceux qui le connaissent qui en parlent le mieux. Ainsi, quand Pierre Hermé introduit son ami de longue date en écrivant la préface de son nouveau livre, on sait qu’on sera bien renseigné sur ce personnage authentique et engagé qu’est le directeur de la création chez Valrhona :

« Je connais Frédéric Bau depuis très longtemps, il est parmi les premiers pâtissiers que j’ai recrutés chez Fauchon en 1987. (…) Frédéric a toujours été pour moi quelqu’un d’extra…ordinaire, une personne sensible, hors du commun, avide de s’enrichir de tout et de sortir du moule. Il y a un peu plus de trente ans maintenant, je l’ai recommandé à Antoine Doder, alors directeur commercial de Valrhona pour créer ce qui deviendra l’École du Grand Chocolat. C’est ainsi qu’il a débuté sa carrière à Tain-l’Hermitage. Sa créativité l’a poussé à revoir, réinventer les arcanes du métier, à identifier les bonnes pratiques pour les codifier, en créant les « Essentiels », les partager, repousser toujours plus loin les limites, à inventer et transmettre un savoir-faire sans cesse renouvelé. Poursuivant sans relâche cette remise en question permanente et sa quête de sens pour, dès 2004, imaginer la « gourmandise raisonnée ».

Il bouscule les codes pour proposer une approche totalement novatrice et visionnaire à l’époque, voire ‘dérangeante’ dans une profession en pleine ébullition, bien ancrée dans ses certitudes. Donner un sens différent à ses recettes en travaillant à la fois sur le goût et l’apport alimentaire de chaque ingrédient afin d’avoir un maximum de sensations, de saveurs et un minimum de calories, sans pour autant supprimer les ingrédients de base que sont le sucre, le beurre, les œufs, etc. Une nouvelle approche. (…) Frédéric a continué avec persévérance à explorer cette pâtisserie du futur pour laquelle il faut se concentrer sur l’essentiel, chasser le superflu qui n’a plus sa place. (…) Aujourd’hui, il donne un nouvel horizon à notre métier de pâtissier et à la gourmandise en général, il est le porte-drapeau d’une véritable révolution du monde culinaire ».

C’est en effet avec un certain esprit frondeur et militant que Frédéric Bau, « explorateur pâtissier de la maison Valrhona », évoque pour nous sa vision de l’essentiel et les principes de sa créativité engagée, illustrées dans son nouvel ouvrage « Gourmandise raisonnée », Éditions de La Martinière.

« C’est pour moi un acte citoyen de manger du bon chocolat »

◆ Qu’est-ce que la « gourmandise raisonnée » ? ◆

Je ne suis pas en soit l’inventeur de la gourmandise raisonnée, n’étant responsable que de la combinaison déposée de ces deux mots. Le principe de gourmandise raisonnée apparait dans « La physiologie du goût » de Brillat-Savarin en 1825, alors que la gastronomie n’était pas vraiment raisonnable. Pour l’auteur gastronome, « la gourmandise ne peut être qu’un acte raisonné, prenant impérativement soin des organes de nutrition ». Aussi antinomique que cela puisse paraître, j’ai trouvé assez génial d’opposer la gloutonnerie à la gourmandise. Je suis en effet de cet avis qu’on ne va pas chez Pierre Gagnaire pour se faire « péter la panse » comme nous disions à l’époque, mais pour se mettre dans une parenthèse de plaisir partagé. Et c’est pour moi la même chose quand il s’agit du chocolat qui ne devrait pas être un produit de consommation mais un sujet de dégustation, d’instant de plaisir.
De mon point de vue, un bon cacao respectueux de la terre qui l’a vu pousser et des hommes qui l’ont cultivé, récolté, magnifié et transformé ne peut pas être bon marché. Je ne comprends pas qu’on ne s’autorise pas le meilleur pour privilégier la quantité. On ne devrait jamais acheter du chocolat comme on achète du papier toilette ! Pensons à tous ces gens qui travaillent, dur, pour nous donner ce plaisir ! Le seul qui ait le pouvoir de changer les choses, c’est le consommateur. Je l’encourage donc à réfléchir sa consommation.

◆ Comment réfléchir sa consommation de chocolat ? ◆

Nous avons une chance folle en France d’avoir des artisans qui travaillent très bien et qui trouvent une clientèle prête à payer le prix pour leur chocolat, parfois 4 à 5 fois plus qu’en grande surface. Parce que c’est le juste prix, le prix juste d’un bon chocolat. Vous voulez que je vous parle d’une bonne résolution ? D’une gourmandise raisonnée ? Mangeons de mieux en mieux, de moins en moins, de manière respectable ; en nous respectant nous-mêmes, comme le suggérait avant moi Brillat-Savarin, et en respectant les autres. Tous les autres.

Derrière une tablette de chocolat, quel qu’en soit d’ailleurs, la qualité ou le prix, il y a toujours quelqu’un à 8000km de là qui cueille des cabosses à la main. C’est un des rares produits où l’incidence de l’humain est omniprésente. 

Je suis un peu fatigué d’entendre ce mot « responsable » utilisé à toutes les sauces sur tous les produits. Je lui préfère aujourd’hui celui de « respectable » pour parler par exemple d’un chocolat qui rémunère correctement les producteurs de cacao jusqu’aux artisans qui le transforment. Le consommateur doit comprendre que de cette façon, il va améliorer ses moments de dégustation. C’est pour moi un acte citoyen d’acheter du bon chocolat : nous sommes en capacité de jouer un rôle actif dans les moments de dégustation que nous recherchons. Et ça ne concerne pas seulement le chocolat ! Nous consommateurs, par nos façons de bien consommer, ou pas, sommes la clé de voute de notre éco système et bien sûr, de notre économie.

© Guillaume Czerw

◆ Vous avez bon espoir de voir changer les choses ? ◆

Nous sommes en train de changer les codes de plein de choses. Avec la crise sanitaire, nous avons pu appréhender tout ce que représente le monde de la gastronomie et l’impact sur toute une chaîne professionnelle. En plus de mettre les restaurateurs à l’arrêt, la Covid a touché les maraîchers, les pêcheurs, les éleveurs… Ici dans la Drôme, nous sommes les premiers producteurs de Bio : vous imaginez les répercussions inhérentes à la fermeture des restaurants ? Avec des produits de grande qualité vendus dans un circuit où l’on s’appuie sur cette excellence, ils sont trop chers pour les supermarchés. Pour le chocolat, c’est pareil : si l’humanité veut continuer à s’autoriser du bon chocolat d’artisan, il va falloir prendre en compte toute la chaîne de valeurs, qui contribue à le produire.

J’ai longtemps prêché dans le désert oui. Michel Guérard, qui m’a fait l’honneur de préfacer mon livre aux côtés de Pierre Hermé, me racontait qu’en 1972, certains disaient de lui qu’il allait « tuer le métier » quand il a proposé une cuisine minceur. À une époque où toutes les sauces étaient montées au beurre et à la crème réduite pour une soi-disante gourmandise, sa petite révolution ne lui a pas valu que des amis ; il en a même perdu, au point de douter parfois, comme moi d’ailleurs, du bien-fondé de sa démarche. Quand j’ai démarré chez Valrhona en 2005, j’ai proposé la même approche pour me rendre compte que nous étions peu nombreux à être alignés sur cette préoccupation. Il y va de notre responsabilité comme le soulignait Pierre Gagnaire « Si nous sommes les garants du bonheur de nos clients mais nous sommes également responsables de leur bien-être, ne l’oublions pas »

Il a fallu du temps pour qu’émerge cette prise de conscience collective initiée il y a 20 ans par ces chefs précurseurs Pierre Gagnaire, Michel Bras, Michel Troisgros, de vrais modèles pour moi. En pâtisserie, je pense qu’il y a encore beaucoup de chemin à faire sur la refonte de recettes encore trop riches.

◆ Est-ce dû au poids de la tradition ? ◆

Oui et non ! Quand on voit ce qui se passe dans la restauration avec ces grands cuisiniers qui ont eu le culot, l’audace de réinventer des classiques sans perdre les bases ; ils ont osé oser pour changer les choses. Le monde entier vient faire des stages chez eux pour y apprendre une cuisine extrêmement pure, épurée, concentrée sur le produit : débarrassée de tous ses excès.
Ce qui me plaît beaucoup dans le travail que je mène depuis 15 ans, c’est d’avoir pu montrer qu’évidemment c’est possible ! Comme mes confrères cuisiniers, on m’a pris pour un fou à prôner une gourmandise raisonnée dans une chocolaterie ! Je dois admettre que j’ai parfois perdu confiance quand mes équipes dubitatives ne me suivaient pas toujours ; mais j’ai tenu le cap et je ne le regrette pas du tout. Quand on change les codes, on est parfois un peu seul mais c’est le prix à payer.

« Le meilleur reste à venir », Paul Bocuse

◆ Vous pensez toujours comme Paul Bocuse que « le meilleur reste à venir » ? ◆

Je mets cette phrase partout parce que je l’adore ! Quand on dit le meilleur, c’est plein de sens : le meilleur pour le goût, pour ton corps, pour ton plaisir… Ces dix dernières années, j’ai fait pas mal de conférences à travers le monde sur la gourmandise raisonnée devant des milliers de professionnels : face à une majorité de sceptiques, il y en a quand même eu plusieurs qui étaient bluffés par les recettes modifiées de Paris-Brest, de crème brûlée, de soufflé chocolat… Tout ce qui semblait inimaginable est aujourd’hui possible. Réel ! Il faut juste avoir envie d’emprunter divers chemins : j’ai osé revisiter et repenser l’existant, tout en préservant l’émotion du goût.
Il y a 25 ans, ma femme m’a enseigné un proverbe japonais dont je me suis fait une ligne de conduite : « Change ton point de vue pour changer de point de vue ». Je me réjouis souvent avec un peu d’humour que la technologie aéronautique, ferroviaire ou médicale soit plus audacieuse que la pâtisserie pour imaginer le monde de demain autrement ; si l’on avait été aussi obtus en matière d’anesthésie, on serait encore endormis à l’éther ou à coup d’annuaire ! Il n’est pas simple de bousculer l’ordre établi d’un univers très traditionnel, mais je crois au bien-fondé de la « gourmandise raisonnée ». Ce n’est pas une mode, parce que je crois qu’une mode c’est fait pour mourir. Il ne suffit pas de proposer des produits sans sucre, sans gluten, sans ci et sans ça : il faut de mon point de vue, proposer des produits avec du sens !

Le seul aujourd’hui qui ai compris ma démarche avec la volonté de l’intégrer à son travail, c’est Pierre Hermé. La gourmandise raisonnée va donc entrer dans ses boutiques au printemps prochain. Avec son accord, j’ai « déconstruit » la recette de sa tarte Infiniment vanille (parmi ses desserts fétiches) avec cette gageure d’en garder l’essence. Il a accepté le défi et a été convaincu par ma proposition, Pierre a décidé de la mettre dans ses boutiques ! Ce pâtissier incroyablement talentueux, réputé à raison, comme le meilleur au monde, se remet pourtant constamment en question, et a accepté de remettre les choses en perspective.

Moi Frédéric Bau, n’ayant pas ma propre pâtisserie, je n’ai que le pouvoir de convaincre ceux qui vont acheter mon livre, mais un professionnel comme Pierre Hermé a la possibilité de lui donner une formidable résonnance. Grâce à lui, j’aurais humblement eu l’impression d’être utile dans mon métier, d’avoir apporté une petite pierre à l’édifice en faisant des gâteaux en toute responsabilité. Il m’a fait le plus beau, le plus grand des cadeaux en ancrant dans le réel quelque chose qui pouvait sembler abstrait sur le papier. Créer des recettes pour mon mentor, mon maître, c’est juste merveilleux, c’est le graal !

© Guillaume Czerw / © Stéphane de Bourgies

◆ Vous avez des étoiles dans la voix quand vous parlez de Pierre Hermé ; c’est quelqu’un de vraiment important pour vous ? ◆

Oh je ne suis pas le seul ! Pierre nous a tellement construits, faisant bien plus que de nous apprendre à faire de bons gâteaux. Personnellement, il m’a construit en tant qu’homme, dans mon mode de réflexion, dans ma capacité à imaginer, à casser les codes. En 1986, chez Fauchon, on faisait un mille-feuilles à la bavaroise tomate et au fenouil caramélisé ; je peux vous dire qu’à la capitale, ça décoiffait ! Il m’a appris à laisser parler mon cœur et mes intuitions, et mes émotions.

◆ Avez-vous essayé de casser les codes du chocolat ? ◆

Je ne suis pas un faiseur de chocolat, je laisse ça à ceux dont c’est le métier et l’expertise : je suis un pâtissier qui s’appuie sur de bons ingrédients, comme le chocolat. Pour faire un parallèle avec le vin, je suis plutôt un sommelier qui crée des histoires, de l’émotion à travers les alliances qu’il imagine en s’appuyant sur le travail d’un œnologue. N’étant pas ingénieur agronome, je n’ai aucune idée de la manière dont on fabrique une couverture de chocolat chez Valrhona malgré mes 30 ans de maison. En revanche, j’adore y participer parmi les jurys de dégustation.

◆ Pourquoi sortir un livre 15 ans après avoir déposé la « gourmandise raisonnée » ? ◆

Parce que je suis très lent, bélier ascendant escargot ! Plus sérieusement, je pense que ce livre est arrivé en temps voulu. J’ai eu deux restaurants, beaucoup de travail chez Valrhona, quelques coups durs de la vie, avec la perte de deux grands frères chéris…Une vie.

Avant, ça ne devait pas être le bon moment, dans la mesure où je ne suis pas allé chercher un éditeur. C’est Laure Aline des Éditions de la Martinière qui a eu la gentillesse de m’approcher, et nous avons alors parler de ce projet.  C’est quand même beaucoup de travail un livre, en plus du reste de la vie courante.

Nous avons mis deux ans à le faire, avec mon adjoint José-Manuel Augusto, mon compagnon de route au quotidien, au laboratoire de création de Valrhona. Je ne fais pas souvent des livres mais quand je m’y mets, je les écris à 100%. Et là c’est la première fois que je m’adresse aux consommateurs et aux professionnels, avec l’accord de La Martinière que je remercie pour ça. Il y a 5 ans, je ne l’aurais pas fait mais aujourd’hui, quand je vois le niveau de ceux que l’on appelle des amateurs, j’ai envie de partager avec eux comment, nous professionnels, réfléchissons notre métier. Ce n’est pas Instagram qui prépare la pâtisserie de demain. J’ai moins l’impression de prêcher dans de désert, recevant des messages magnifiques de confrères qui me félicitent. Ça fait chaud au cœur.

© Guillaume Czerw

◆ Votre appel à la mesure trouve aujourd’hui un meilleur écho ? ◆

Il me semble oui. Et prendre le chemin de la mesure ne veut pas dire renoncer au plaisir ! Je dirais même qu’il s’agit de s’autoriser plus de plaisirs. La formule consacrée veut que la gourmandise soit un vilain défaut ; ça n’est pas tout à fait dénué de sens. La gourmandise a pris le sens de gloutonnerie comme pouvait le souligner Brillat-Savarin, faisant l’impasse sur la dégustation raffinée au profit de l’abondance. Il faudrait crier haut et fort que raisonner sa consommation à des produits de qualité est un devoir envers soi-même et envers la planète. Pour en revenir au chocolat, on ne devrait jamais le trouver sur des palettes, les 6 tablettes au prix d’une, chez un bon artisan !

C’est important d’arrêter de croire que le chocolat d’artisan est réservé à une élite. Il faut juste choisir d’en déguster un très bon plutôt que d’en avaler des kilos, bon marché mais bas de gamme, qui ne respecte ni l’humain, ni notre terre. Nous n’avons pas encore suffisamment de pays au monde, qui tirent la qualité du chocolat vers le haut. Si le prix peut paraître rédhibitoire pour certains, il faut comprendre qu’il n’y a pas de secret. Si l’on veut participer à l’effort collectif de préserver, voire sauver la planète et veiller au bien-être de chacun, il faut investir dans des produits éthiques. Je me répète mais c’est très important. Si l’on veut continuer à déguster du bon chocolat dans les 50 ans à venir, et plus encore il est d’une impérative nécessité de préserver notre patrimoine : gastronomique, environnemental et humain, et c’est de notre entière responsabilité, à travers nos façons de consommer.

2024-04-02T11:41:25+02:00 19 janvier 2021|Parlez-vous chocolat ?|